vendredi 31 octobre 2008

CONTINUONS LE TOUR DU MONDE DES LIEUX QUE J'AI AIME... AUJOURD'HUI: MARRAKECH ...

Quelle nuit! Revenir sur les lieux de son enfance persuadé que toute trace en est désormais effacée et y trouver une femme qui vous attend depuis un demi-siècle... Je m'endormis difficilement pour me réveiller à quatre heures au chant guttural du muezzin. Souvent, j'avais songé à la splendeur innocente de ces mots jetés avec force à la voute des cieux du sommet des minarets, jetés à travers toute l'Afrique du Nord, ces mots modulés en notes aïgues et trainantes qui exortent les hommes à la foi, au courage, à la volonté: Allah Kbaaarrrr... Allaaaah Kbaaarrr...
Allah Kbar! Les nuits enneigées et tristes d'Europe m'avaient appris la mélancolie de l'exil et longtemps, souvent, je m'étais éveillé dans le froid des chambres humides, avais remonté mes couvertures jusqu'au nez, ressentant une impression de vide intense. Le silence était affreux, quelquefois ce n'était même pas un silence: le vent mugissait comme une corne de brume, ou les flocons se détachaient du ciel pour tomber dans un floc-floc doux d'une infinie tristesse, ou le plic-plic-plic stupide de la pluie abreuvait le monde. Je restais là, songeur, essayais de me remémorer cette chaleur des nuits brûlantes et sensuelles d'Afrique jusqu'à ce que je sente la sueur couler le long de mes membres, et une sorte de délire m'emporter dans l'almanach de mon enfance. Alors, tendrement, j'en tournais les pages une à une et oubliais la terre noire consumée par le givre, l'odeur verte des herbes mouillées s'insinuant par les interstices des fenêtres. Le chant du muezzin s'élevait dans l'encre noire des nuits africaines, et le son de la langue arabe ravivait dans mon coeur la plaie cruelle du souvenir et de l'exil. Pourtant, je me sentais heureux. J'imaginais les stores de bois à demi-baissés de ma chambre d'avant et, dans la pénombre, reconnaissais la lumière multiple des étoiles et de la lune énorme qui parvenaient jusqu'à moi pour me baigner le visage d'un lait frais. J'emplissais mes poumons de l'odeur délectable de la ville de Marrakech, et vivais... comme on peut vivre quand on se souvient de ce qui nous a fondé et que l'on a perdu... Mais celui qui n'a point connu l'exil très jeune ne peut comprendre ce dont je parle.
Qu'il me suffise donc de préciser que cette nuit-là, dans une chambre d'hôtel de Marrakech, je retrouvais mes nuits d'enfance, le cri si beau du muezzin qu'il me laissa tremblant de tous mes membres, la chaleur moite et les mèches rebelles sur ma nuque, les irremplaçables moustiques d'été, les stores à lames de bois, le parfum de la poussière aimée, et l'image étrange d'un regard de geai que j'avais connu autrefois. Et Ô les notes hautes du muezzin! L'émotion devient rare avec le temps qui court et use nos sens, voici le sort réservé aux humains. Je me croyais parfois semblable. Mais lorsque j'entendis cet Allah Kbar qui avait si souvent interrompu mes nuits, l'émotion jaillit dans ma poitrine comme une source aveugle et je pleurais: j'avais retrouvé mon enfance. L'innocence d'autrefois: un son à cette époque pouvait éveiller de multiples échos dans mon jeune sein. Je suis Immortel, songeais-je, je ne m'use pas, je ne suis ni pierre, ni pièce de monnaie: je suis un bloc dur, plus pur qu'un diamant, un bloc de matière étrangement immortel, et je demeurerai semblable à moi-même... Je me levai et levai le store:la nuit était pleine et ronde comme une femme et mon coeur débordait. J'étouffais de gratitude. La vie était belle et je ne la quitterai pas.
Le minaret de la Khoutoubia s'élevait dans la solitude du monde et des êtres, offrait aux siècles sa beauté de pierres ocres rouges, ses quatre faces aux motifs ornementaux de fleurs et d'épigraphies différents, ses quatre boules de la sagesse en cuivre, enfilées les unes après les autres vers le ciel et Allah comme un chapelet vertical. J'avais connu ce joyeau de l'art hispano-mauresque du douxième siècle lors des hivers du Haut Atlas, et toujours j'y avais vu s'installer des cigognes dans leur énorme nid, tel une cinquième boule de la sagesse tombée sur les merlons dentelés du chemin de ronde. Mais aujourd'hui, songeais-je, il n'est point de cigognes, tu es au coeur de l'été, au coeur du monde, au coeur d'une enfance recouvrée. Le temps n'existe pas pour qui est Immortel... Toute la ville s'étalait là; à mes pieds, autour de la mosquée de la Khoutoubia. Je la voyais avec ses toits plats et blancs sous les reflets de lune, ses installations de bois tendues de bâches sous lesquelles je prendrai un mauvais nescafé au matin, place Jeema El Fna. Puis des maisons encore et encore se fondaient à l'horizon des montagnes de l'Atlas et je songeais aussi: la ville dort comme une femme, elle est alanguie comme une femme souveraine et je tendis les bras au dehors de la fenêtre et l'étreignis dans le noir. Ô Marrakech, comment ai-je pu attendre si longtemps avant de revenir, pourquoi? Ô mes fantômes, mon passé, tout me revint en mémoire et Françoise, et Farid, Barka et Hafida, et Clara et mille autres, la trogne du vendeur de figues de barbarie au coin de ma rue, les mille et mille regards des bourricots tristes, absurdement chargés, le ventre bas des chamelles pleines, les rides gravées au burin dans la peau cuivrée des paysans qui venaient vendre leurs légumes, tôt partis le matin des oasis les plus proches. Je me revis courant le long des murs fortifiés, caressais un serpent, lisse et sec; des gnaouas, ces danseurs acrobates, m'entouraient dans une ronde folle, riaient et tourbillonnaient sur eux-mêmes à une vitesse extravagante, tels des derviches, et je m'amusais à tourner avec eux, puis tendais ma petite main pour saisir la timbale de fer blanc que me versait un marchand d'eau de son outre de cuir.
Et Marrakech était toujours une femme blottie à mes pieds dans l'immensité de la terre marocaine, notre couche, et il me sembla que je faisais l'amour avec elle. Je n'étais que là, penché sur ma fenêtre, à ouvrir les yeux sur les beautés du monde mais cela, justement, peu d'hommes le savent, est tout. Voici l'essentiel: voir et aimer. Voici pourquoi Marrakech était une femme et pourquoi je lui faisais l'amour avec mon âme. Je me recouchais et sus que je n'avais pas fini de voir et d'aimer: j'allais revoir cette étrange Clara. Dès le matin. Elle m'avait chassé mais cela ne m'importait pas car je savais qu'elle m'aimait. Et elle avait eu la sagesse de ne pas quitter Marrakech. Ce que j'aime devient femme, pensais-je. Mais ce qu'une femme aime devient un homme à ses yeux. Ainsi Marrakech est un homme pour elle. Sur cette dernière pensée, je sombrais dans un sommeil de bienheureux.

Je, Anubis. Roman écrit par Laure Gerbaud.
( Le héros est réellement Immortel! )

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