lundi 3 octobre 2011

COUP DE BLUES...

Parfois, je me dévoile un peu... Je ne me résume pas à la prof de peinture, ni à la peintre, vous vous en doutez. J'ai écrit ce texte il y a trois ou quatre mois parce que tout un pan de ma vie -presque toute ma vie!- venait de disparaître. Evidemment, c'est douloureux et nous y passons tous. Et nous y repasserons car cela advient plusieurs fois dans une existence.


    L'enfance, bien sûr l'enfance. Eternellement l'enfance. La petite fille qui est en moi n'a pas disparu, comme la petite fille ou le petit garçon qui est en toi n'a pas disparu. Simplement ils se cachent pour pouvoir jouer à l'adulte, pour devoir plutôt car ce rôle est un devoir, on nous l'a appris dès l'enfance. Alors toi, moi, enfilons notre beau costume de comédie et en avant, sur scène, tous les jours de la semaine!
    Puis, un matin, un jour, un soir, advient la terrible nouvelle: la Maison de Campagne est vendue! La maison de ton enfance, de mon enfance, de notre enfance. Alors resurgit la petite fille, le petit garçon qui crient et disent non, non, non, ce n'est pas possible! Et pourtant...
    La maison de campagne est bien vendue, les vieux murs, les objets, les souvenirs, la cave, les restanques, les arbres, la terre, le soleil qui va avec, l'odeur du thym et de la menthe poivrée, les chats sauvages, les étés d'autrefois, les grandes tablées familiales, la chasse aux aludes, aux scorpions et aux sauterelles qu'on enfermait dans des bocaux de verre au couvercle percé pour que les animaux puissent respirer, les éclats de rire des enfants, les tiens, les miens, les nôtres, les batailles de tuyau d'eau glacée, tout est fini...
    Alors la petite fille et le petit garçon réapparaissent, le masque se craquelle, finie la comédie!
    Le petit garçon et la petite fille pleurent de chaudes larmes sur leur passé, ce temps des vacances, cette campagne bénie, ces grands-parents bénis qui avaient su leur montrer ce que la terre porte en elle de plus beau: la  vie, les animaux, la douceur de poil d'un lapin vivant, la chaleur d'un oeuf fraichement pondu quand on va le cueillir sous le cul de la poule, la joie et l'avidité des pigeons à l'appel de treize heures, le geste large du grain qu'on leur jette, la fraicheur d'une fève cueillie soi-même, le miel de la figue blanche que l'on mange allongée dans les bras du figuier, le parfum de la pêche blanche et la dentelle de sa feuille verte et fraiche dans le cageot, l'odeur du raisin fermenté dans la cave quand on fait les vendanges, le frémissement de l'air dans les micocouliers aux midis des étés.
    Je m'arrête là mais je pourrais en conter beaucoup plus...
    Tout ce que je sais, c'est que le masque se craquelle et l'enfant est là, perdu, qui dit: que vais-je faire maintenant sans la Campagne, la Maison, mes Grands-Parents? Que vais-je faire de ce temps libre mais sans espoir de retour, de ce temps sans eux, sans courir dans les restanques, sans respirer l'odeur de la terre meuble et presque noire l'hiver, délicatement parfumée de moisi, sans l'odeur de la terre craquelée et du soleil l'été, sans la vue des rochers et des falaises de calcaire blancs, gris et crayeux du Coudon et du Faron, sans les pins ombrageux, les oliviers argentés et noueux, sans les ronces qui déchirent les chevilles, sans les énormes étoiles blanches des carottes sauvages qui poussaient parfois plus grandes que nous, que vais-je faire sans l'épingle à cheveu -ce tournant raide du chemin, c'est ainsi que nous le nommions-, sans le rocher des Indiens -ce rocher fendu en deux qui dominait la vallée et nous évoquait la préhistoire et des histoires d'Indiens qui nous guettaient pour nous massacrer-, sans les Trois Pins,que vais-je faire de mes mains démunies, de mon esprit inhabité? Que vais-je faire sans ce cri de ma grand-mère sur la campagne: Louuulouuuuu Louuuulouuuuuu.... Il était Midi, c'était l'heure du repas avec Lucien Jeunesse. Que vais-je faire sans ce cri de mon grand-père sur la campagne: Oh Nine! Nine! Oh Nine! Il avait besoin d'elle...
    Ma grand-mère possédait la Grande connaissance. Elle savait l'essentiel de la vie, le secret de la vie qui est fait d'une multitude de petits secrets. Elle savait le secret du civet servi avec les spaghettis, celui des pigeons rôtis dans la cocotte, et des petits farcis provençaux, des poulets rôtis de la Campagne, du flan aux oeufs longuement caramélisé, le secret des histoires de Pieds-Nickelés à raconter le soir aux petits-enfants et le secret du goût de lire: Balzac, son favori, les romans classiques, l'histoire de France. Elle nous a transmis ce qui est resté pour moi l'essentiel: savoir nourrir avec gourmandise et finesse l'estomac et l'intelligence.
    Mon grand-père détenait, lui, un immense pouvoir: il donnait la vie à la Campagne. C'était lui qui plantait,semait, récoltait, débroussaillait. Il détenait le pouvoir de fabriquer du vin et de l'huile d'olive. Et celui de greffer les arbres, de faire pousser des légumes et des fruits, de donner vie aux pommes de terre dans les flancs de la terre. Cela aussi, c'est posséder un secret de la vie. Il m'a transmis deux choses essentielles: le goût de la terre et le respect de tout ce qui est vivant.
    Ensuite, eux deux m'ont permis de sentir mon jeune corps transpirer, courir, m'estafiler aux broussailles, m'entailler les genoux aux pierres, respirer les odeurs pointues et enivrantes de la garrigue, celle du vin que je tirais au tuyau dès six ou sept ans dans la fraicheur et l'ombre soudaine de la cave, ils m'ont permis de casser les amendons entre deux pierres sur la restanque et d'en savourer la chair tendre et légèrement amère, de cueillir les arbouses au printemps et en Août les mûres qui tâchent les mains de sang noir et les vêtements pour toujours , de faire la chasse aux cèpes à l'automne et celle aux asperges sauvages à Pâques, d'éprouver les sensations de mon corps de toutes les manières...
    Quel cadeau, quel merveilleux cadeau! Il n'en est pas de plus beau à faire à un enfant. Il m'a suivi toute ma vie. Je ressens tout à travers la force ou la faiblesse de mon corps. Et je sais bien avant les autres, très souvent, ce qu'il convient de penser et de faire; quand les autres réfléchissent encore, mon corps, lui, sait déjà et m'a donné ses ordres... J'appelle cela l'instinct. On y croit ou pas. J'y crois donc car mon corps éprouve ce qui ne se dit pas. Il sent. Il décide, je me plie. Si je ne me plie, si je pense, je me trompe. La certitude se situe dans l'estomac, dans les bras, dans les mollets. Jamais dans la tête. Cela, c'est la Campagne qui me l'a appris. Cela ne m'empêche pas de me tromper souvent car je pense trop: je suis maintenant de la ville...
    Je suis d'une grande tristesse. Rien ne m'apaisera. Rien ne remplacera mes grands-Parents, leur Campagne, la Maison. Rien ne me rendra le grand micocoulier devant la maison, ce géant bienfaisant, rassurant, dans les bras duquel je restais perchée des heures durant .Il était si grand, j'y avais mes aises... Enorme micocoulier, deux ou trois fois centenaire! Ton tronc nécessitait les bras de trois adultes et demi pour en faire le tour. Je n'en ai jamais vu d'aussi majestueux nulle part. Peut-être même es-tu unique... Et tu vas me manquer...
    Le croustignous à l'odeur épouvantable - N'aies pas peur, le ver y viendra pas, j'y ai mis l'alcool!- disait mon grand-père, l'anchoïade, l'aïoli... Nourritures fortes de Méditerranée, culture provençale, accents chantant, en avançant je laisse un monde derrière moi et je ne voulais pas... C'est lui qui m'abandonne. C'est lui qui m'a fuit. J'aurais voulu que nous restions coude à coude, éternellement. Mais il faut mourir un jour. La Provence est en train de disparaître devant mes yeux pour la mondialisation, et mon enfance est morte depuis longtemps. On se retrouve vieux un matin... Qu'importe mes quarante-six ans aujourd'hui: c'est l'amère vérité: les temps ont bien changés. Il me reste les souvenirs. Eux-mêmes mourront. C'est ainsi que le cycle doit s'accomplir. C'est ainsi que la mort chasse la vie pour laisser place à une vie plus neuve, plus fraiche. Et ma fille à son tour se souviendra d'autres choses, d'autres gens, d'autres sensations... Il n'empêche: j'aurais tant voulu qu'elle connaisse la Campagne plus longtemps.

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